samedi 29 décembre 2012

De corps et d’esprit, retour succinct sur le cinéma de Robert Zemeckis

Tout avait si bien commencé. Roger Rabbit s’était vu confier la mission de surveiller Bébé en l’absence de Maman, une mission des plus simples en somme. Mais Bébé voulait un cookie. L’ami Roger s’embarquait illico presto dans des cabrioles cartoonesques pour sauver Bébé des périls de la cuisine moderne jusqu’à ce qu’un réfrigérateur lui tombe dessus et que des gentils oiseaux gazouillent autour de sa caboche. C’est alors qu’au milieu de ce paisible dessin animé surgissait un homme, de chair et d’os, vociférant des directives à l’encontre du lapin incapable de produire les bons effets d’étourdissement après avoir reçu le frigo sur la tête. L’animation rencontrait le monde « live ». L’âme croisait le corps, le virtuel se liait au réel. 


Au début de Qui veut la peau de Roger Rabbit ?, le lapin traverse une crise sentimentale, craignant que sa femme (la plantureuse Jessica) ne le trompe. Incapable de se concentrer, le personnage star est à la dérive. Ce n’est d’ailleurs pas la seule crise qui rôde dans le film. Le monde d’Hollywood, où cohabitent humains et Looney Toons, risque d’éclater; l’entente ne paraît plus si évidente, d’autant qu'un juge aux allures de Gestapo ayant trouvé une potion capable de détruire les personnages animés (la Trempette) menace de répandre son autorité sur le système. Le monde dans lequel opère Eddie Valiant, le détective privé,  se présente donc comme donc troublé. Valiant est lui-même en crise, après avoir perdu son frère tué par un Looney Toons, et ne s’en remet pas vraiment, noyant sa rancœur dans l’alcool. A travers l’enquête policière, Zemeckis s’efforce de résoudre ces diverses crises pour retrouver l’harmonie propre au monde des dessins animés, comme en témoigne le final musical. Il est intéressant de remarquer que, même hors du récit, le film surgit dans une période de crise. Dans les années 1980, l’animation traditionnelle ne fait plus autant recette que par le passé (c’est l’époque du désastre de Taram et le chaudron magique). Le Hollywood des studios se trouve en pleine mutation, tandis que les technologies de tournage commencent à évoluer. Qui veut la peau de Roger Rabbit ? marque également un tournant dans la filmographie de Robert Zemeckis : si le réalisateur avait déjà rencontré le succès avec A la poursuite du diamant vert et Retour vers le futur (ainsi que quelques récompenses), Qui veut la peau de Roger Rabbit ? affirme l’une des principales pistes de réflexion de son œuvre, avec cette jonction entre l’esprit et le corps, le virtuel et le réel.

La carrière de Robert Zemeckis pourrait se diviser en quatre, voire cinq périodes, dessinant une cohérence indéniable dans son œuvre, à la fois dans les réflexions sur le temps long qu’il développe, mais également dans les orientations plus spécifiques qu’il prend pratiquement à chaque décennie. Le temps du tâtonnement pourrait correspondre à ses trois premiers longs métrages. Cette période relativement difficile, où convaincre les studios de développer ses projets n’est pas si évident même avec le soutien de Steven Spielberg, propose trois comédies à la tonalité variée : une teen comedy sur fond de Beatlemania (I Wanna Hold Your Hand - Crazy Day en VF), une comédie sociale sur fond d’idéalisme idéologique (Used Cars - La Grosse Magouille en VF) et une comédie d’aventure au cœur de l’Amazonie (Romancing the Stone - A la poursuite du diamant vert).

Crazy Day

Nous sommes au milieu des années 1980, Zemeckis se lance alors dans sa phase comédie familiale décalée. C’est l’apogée : la trilogie Retour vers le futur (Back to the Future) devient vite un objet culte, et aura droit par la suite à une série animée. Au milieu de ces trois opus, Zemeckis signe donc l’un des films les plus ambitieux de sa carrière, un mélange d’animation classique et de prises de vue réelle autour du Hollywood des années 1940 : Qui veut la peau de Roger Rabbit ? (Who framed Roger Rabbit ) constitue un pied de nez autant qu’un hommage au cinéma traditionnel dans une période où Disney peine à retrouver le succès. Le film récolte de bonnes critiques, cartonne au box-office  et reçoit 3 Oscars techniques.

Retour vers le futur

La troisième partie de sa carrière voit le cinéma de Zemeckis devenir plus adulte. La comédie y prend des tournures moins évidentes, l’homme signe même un pur film de frisson (What Lies Beneath = Apparences en VF). C’est l’époque du loufoque et jouissif La Mort vous va si bien (She Becomes Death), un an après La Famille Addams de Barry Sonnenfeld. Bruce Willis, Meryl Streep et Goldie Hawn tentent le ménage à trois pour l’éternité avec tout ce que cela exige de compromis et de sacrifices. Et puis survient Forrest Gump, le film aux 6 Oscars (dont ceux du meilleur film et du meilleur réalisateur). Tom Hanks se repaît de chocolats tout en traversant un demi-siècle d’histoire américaine. La féérie est toujours de mise, mais de façon plus désenchantée. S’ensuit Contact en 1997 où Jodie Foster tente de nouer un lien avec les petits hommes verts. Film mystique à souhait, Contact connaît un succès relatif. Zemeckis achève cette période en réalisant de façon quasiment simultanée Apparences, film de fantômes intimiste, et Seul au monde (Cast Away), libre relecture de Robinson Crusoé où Tom Hanks fait ami-ami avec un ballon nommé Wilson (sans doute l’une des rares fois au cinéma où la relation entre un objet inanimé et un acteur se fait si émouvante).

Contact

Qu’il ne trouve plus de scénario qui lui convienne ou qu’il préfère explorer pleinement les innovations techniques, Robert Zemeckis consacre en tout cas la décennie 2000 à l’animation avec trois films qui connaissent un succès aléatoire, tant sur le plan critique que public : Le Pôle Express (The Polar Express), La Légende de Beowulf (Beowulf) et Le Drôle de Noël de Scrooge (A Christmas Carol). La motion capture est portée à son summum. Ses deux films de Noël, thématiquement proches mais différents dans le traitement, sonnent comme un retour aux sources de l’enfance, autant que comme un hommage à un cinéma généreux qu’il affectionne. Entre les deux, l’épopée héroïco-fantaisiste de Beowulf offre plusieurs séquences d’un réalisme sublime. Cette période particulière confirme une évidence : Zemeckis aura influencé par son alliance du virtuel et du réel les plus grands noms de l’Entertainment contemporain, à commencer par James Cameron - qui doit une fière chandelle au papa de Roger Rabbit sans qui, d’une certaine manière, Avatar n’aurait pas nécessairement vu le jour - David Fincher ou même Steven Spielberg (dont le Tintin est entièrement réalisé en motion capture). Il est encore tôt pour clairement identifier ce dont sera fait la nouvelle phase filmographique du cinéaste, mais Flight (qui sortira le 13 février 2013) propose une surprenante tragédie intime, aussi mortifère qu'hallucinée.

Le Pôle Express
La Légende de Beowulf
La filmographie de Zemeckis se présente à la fois comme éclectique dans la forme et parfaitement cohérente dans les thèmes abordés, à commencer par cette cohabitation du corps et de l’esprit qui occupe le cœur de la plupart de ses films.

La présence fantomatique se révèle sous trois grandes figures à travers l’œuvre du cinéaste.
Elle apparaît tout d’abord sous la forme de l’esprit d’un défunt qui rôde, lance et nourrit l’action du film. Used Cars démarre par la mort du propriétaire d’un garage de voitures, Roger Rabbit par la mort d’un producteur et père fondateur de Toonville. A la poursuite du diamant vert a lieu après la disparition (cette fois un kidnapping) de la sœur de l’héroïne. La Mort vous va si bien voit des morts revenir à la vie. L’une des motivations du personnage de Contact est la mort de ses parents. Forrest Gump voit lui son chemin jalonné de décès qui viennent modifier sa trajectoire. Apparences plante sa trame sur la disparition d’une jeune femme. Seul au monde montre la mort de l’équipage d’un avion à l’exception du héros, qui subira également la disparition de son compagnon de fortune (Wilson le ballon qui s’éloigne dans les eaux sans espoir de retour). Même Flight s’amorce par l’accident d’un avion où périssent une partie des passagers. Lorsque ce n’est pas l’esprit d’une personne, c’est souvent l’esprit du passé qui vient hanter et troubler la vie des héros de Zemeckis. Les Retour vers le Futur se construisent sur des erreurs commises dans le passé qu’il convient de corriger (tout comme le fait Forrest Gump de façon symbolique). Le Drôle de Noël de Scrooge voit ressurgir dans l’existence égoïste et désabusée du vieil homme les fantômes de Noël. Ces émanations du passé sont autant de passages dans des entre-mondes plus ou moins merveilleux. Or cette figure du passage revient dans quasiment tous les films du réalisateur, que ce soit les passages temporels dans Retour vers le futur, le passage dans le monde des Looney Toons pour Roger Rabbit, les vols d’avions pour Seul au monde et Flight, les plongées dans les profondeurs aquatiques (ainsi que le pont) dans Apparences, les vortex dans Contact, le train de Pôle Express, les transitions hallucinées de Scrooge pour passer d’un univers à l’autre. A chaque fois, c’est autant un passage vers l’imaginaire qu’une aspiration à l’éternité du monde qui se dessine à travers les œuvres de Zemeckis.

Le Drôle Noël de Scrooge
Le cinéaste consacre justement un film entier à la distinction entre immortalité et éternité. La Mort vous va si bien rattache l’esprit au corps jusqu’à la dégénérescence ultime. Alors que le personnage incarné par Bruce Willis (dans un rôle à contre-emploi) choisit la vie terrestre pour accéder au salut de son âme, ses deux amantes pourchassent la jeunesse et se perdent dans un corps à jamais jeune, mais mortifère, qui se brise sur les marches d’une église en fin de course. Le quête du fantôme n’est jamais loin et passe enfin par l’être virtuel qui rôde dans chacun des films de Zemeckis. Le numérique (dans lequel j’englobe pour plus de commodité les effets spéciaux de ses premiers films qui ne sont pas forcément numériques) est abordé dans son œuvre à la fois comme un outil discret pour raconter une histoire (voir par exemple la scène de rajeunissement face au miroir de Meryl Streep dans La Mort vous va si bien) et comme un élément participatif du film dont il enrichit le sens. Dans Roger Rabbit, il assume le décalage technique et joue avec, non pas pour intégrer des personnes animées dans le monde réel mais pour construire un univers où cohabitent les deux mondes. Zemeckis éprouve depuis l’origine une vraie fascination pour la technique lorsque celle-ci aide à la narration. Cette fascination s’est révélée dans les trois films animés des années 2000 où le cinéaste s’est évertué à construire une imagerie troublante entre le réel et le virtuel, ouvrant la voie à des films comme Avatar ou Tintin. Mais c’est également dans l’irruption du virtuel au sein des films plus traditionnels que se dévoile cette attraction pour le numérique. Forest Gump avait été salué pour la façon dont Zemeckis intégrait son héros dans des images d’archives, rendant d’autant plus crédible sa trajectoire et ses tentatives de réconcilier l’Amérique avec son histoire récente. Dans Apparences, le numérique vient servir de façon nuancée les visions fantomatiques. Dans Flight, la technologie permet de réaliser avec intensité une impressionnante séquence de crash d’avion. L’esprit n’est cependant jamais loin du corps, l’aspiration à un monde idéel n’oubliant jamais ce qu’il doit au monde réel et concret.

La Mort vous va si bien
Le corps est de tous les instants dans le cinéma de Zemeckis. Si son travail numérique a eu une influence essentielle dans les années 2000, c’est qu’il pousse à l’extrême le principe de motion capture. Il ne crée un monde numérique qu’en tirant partie au maximum des êtres de chair. Tom Hanks ou Jim Carrey donnent leurs traits aux personnages de Scrooge ou du Pôle Express. Ces deux films, plus ou moins destiné aux enfants malgré la noirceur de certaines séquences, partent volontairement du réel pour revenir vers le merveilleux, grossissant certains traits pour rester dans l’univers du conte. A l’inverse, La Légende de Beowulf, qui part d’un principe semblable, force davantage la volonté d’incarnation des personnages, l’esprit se faisant chair d’une façon presque palpable. Même dans Roger Rabbit, où se côtoient sans vergogne l’animation et les acteurs de chair, le corps vient s’imbriquer dans l’âme. Les Toons, présupposés immortels, sont menacés de mort grâce à la « Trempette », cette potion ressemblant à de l’acide capable de les dissoudre et de les réduire à néant. La « Trempette » une création du monde réel qui vient renouer le lien entre les Toons et les humains, car ils deviennent subitement mortels parmi les mortels. Cette destruction du monde - et la crise qui en découle - se trouve au cœur de Roger Rabbit, le plan machiavélique consistant autant à éradiquer Toonville qu’à mettre fin au studio Hollywoodien (et donc à la boîte à rêves). C’est en cela que Roger Rabbit, dans la filmographie de Zemeckis, est sans doute le plus bel hymne d’amour au Septième Art comme source de féérie et potentiel de l’impossible enfin réalisé. Zemeckis y embrasse le polar, le récit initiatique, le conte, la science fiction, le burlesque (dont cette scène géniale où Eddie Valiant s’efforce de faire littéralement mourir de rire les hyènes du juge). Il fait en un film ce qu’il avait effleuré dans sa trilogie Retour vers le futur, qui joue de son côté sur quatre époques d’histoire différentes.


Le cinéaste aime en effet se promener parmi les époques et bondir d’une période à l’autre avec aisance (voir les sauts de 7 années qu’il effectue dans La Mort vous va si bien ou dans Le Drôle de Noël de Monsieur Scrooge). Encore une fois c’est parce que le corps est pris dans le temps, parce que nous le subissons au jour le jour malgré nos tentatives pour en maîtriser le déroulé que Zemeckis se passionne pour cette matière dont seule la magie du cinéma permet d'explorer les ressorts. Dans Contact, il ne s’agit plus de bonds dans le temps, mais d’élargissement et de rétrécissement temporel. Alors que Jodie Foster passe la totalité du film à tenter d’entrer en contact avec une forme de vie différente, la rencontre finale se révèle à la fois fulgurante et intemporelle, comme un rêve éveillé dont elle seule pourrait faire l’expérience. Si ce n’était la dizaine d’heures de neige enregistrées sur la caméra, tout pourrait laisser penser que la malheureuse n’a que fantasmé son voyage au sein du cosmos. Ce ne serait pas la première fois d’ailleurs que le fantasme prend forme sous l’œil de Zemeckis. Dans Roger Rabbit, il prend les traits du fantasme sexuel avec l’irruption sur scène de Jessica, poupée gonflable crayonnée qui excite pourtant le public. Dans La Légende de Beowulf, elle prend la forme d’une femme aussi monstrueuse que sensuelle sous la silhouette d’Angelina Jolie. Le fantasme prenant forme correspondait également à la quête des Beatles dans I wanna Hold Your hand, son premier long métrage. Le fantasme tient ainsi un rôle particulier dans la filmographie de Zemeckis puisqu’il réunit dans un même mouvement l’idée (l’animus) et le corps (l’expérience du fantasme ne pouvant passer que par le corps).


Robert Zemeckis a donc su tisser une œuvre riche, diverse et pourtant terriblement cohérente. Parfois moins candide dans son cinéma que peut l’être par exemple Steven Spielberg, Zemeckis parvient à arpenter sur son chemin le fol espoir des contes enfantins et l’angoisse ravageuse du monde adulte, à les réconcilier pour en tirer des films divertissants et emplis de songes à méditer. La noirceur de la mort côtoie la joie de vivre du lapin blanc dans Roger Rabbit où rien n’est vraiment ce qu’il paraît. Le poupard se révèle un fieffé pervers, la séductrice pulpeuse n’est autre qu’une épouse attentionnée, le juge monstrueux de froideur et de contenance se transforme en Toon hystérique, le détective aigri en show man de comédie musicale. Lorsque le rideau tombe et que le cercle de couleur se referme doucement sur les amis animés, l’un des personnages s’échine à demeurer dans la lumière, à rester avec le spectateur, comme une part du film qui se prolongerait dans la mémoire. Robert Zemeckis aura su, en une quinzaine de longs métrages, laisser le spectateur s’approprier ses mondes pour y trouver un passage entre le virtuel et le réel, le corps et l’esprit, le prosaïque et le rêve, synthèse d’un septième art en harmonie.    

Emeric