mercredi 26 septembre 2012

Friedkin – Bug – un brin dérangé




Bug fut un choc lorsque je l’ai découvert en salle, dans une paisible ville de province, dont je tairai le nom, qui proposait le film en version française. Il ne s’agissait pas d’un choc façon Salo de Pasolini qui vous heurte frontalement et vous laisse sonné en fin de séance. Non, il s’agissait davantage d’un choc sous-terrain, de ces films où le spectateur ressort sans savoir quoi véritablement penser, mais qui vous hante durant plusieurs jours (voire années). La raison première de cette indécision, qui fut aussi la première motivation pour découvrir le film, tient en partie aux échos de l’époque et à l’affiche mentionnant Friedkin comme le réalisateur de L'Exorciste (dont on fêtera les 40 ans en 2013). 

Friedkin réduit trente ans plus tard à un unique film… Et dire qu’à l’origine le réalisateur devait être John Boorman (à qui l’on avait proposé le tournage, mais qui avait refusé, ne souhaitant pas martyriser une fillette durant tout un film et préférant visiblement malmener une troupe de trentenaires dans Délivrance). Boorman qui dût malgré tout s’en mordre les doigts puisqu’il accepta de tourner la suite, L'Exorciste 2 - l'hérétique, moins effrayant mais possédant quelques bons moments). William Friedkin, donc, était connu de ma petite personne principalement pour un film d’horreur avec une gamine qui refuse d’aller se coucher gentiment et s’amuse avec des crucifix, ainsi pour French Connection. Avec sa carrière en dents de scie, Le Convoi de la peur, La Chasse, La Nurse, L’enfer du devoir ou encore Traqué, Friedkin avait cessé d’être un auteur regardé pour ses nouveaux films (un peu comme Coppola en somme). Mais ce bon William avait une idée derrière la tête : pour la faire courte, le cinéaste est un grand amateur du dramaturge Tracy Letts, comme il le confiait dans une interview donnée à Olivier Père. Selon lui, Tracy Letts est « le meilleur dramaturge en Amérique aujourd’hui, sans aucun doute. Sa dernière pièce a gagné le prix Pulitzer. Il commence à être reconnu. Il écrit pour lui-même, sans se soucier du public, des acteurs ou des metteurs en scène, sans se sentir obligé d’expliquer le sujet de ses pièces ». 
Bug et le récent Killer Joe sont deux adaptations des pièces de Tracy Letts, auxquelles Friedkin a su apporter sa propre griffe, tout en collaborant avec le dramaturge sur les scénarios. Petit budget de 4 millions de dollars produit en 2005 et 2006, Bug met en avant un couple d’acteurs singuliers. Ashley Judd, (qui à l’époque a déjà beaucoup tourné mais est connue essentiellement du grand public pour des films policiers hollywoodiens façon Le Collectionneur, Double Jeu ou Instincts Meurtriers), et Michael Shannon (également habitué des tournages mais pas encore pleinement estimé à sa juste valeur lorsque sort Bug). 
Pourquoi ce film me laissa-t-il un souvenir si important et indécis ? Sans doute car cette œuvre désarçonne et ne répond pas aux attentes originelles pour mieux faire glisser le spectateur vers un inconnu puissant qui ne laisse pas indifférent. Bug est un film sauvage, ni véritablement horrifique malgré des scènes assez dures et quelques références au genre (dont j’imagine un clin d’œil à L’Exorciste lorsque Michael Shannon, alias Peter, pique une crise sur le lit) ni vraiment intimiste, ni récit à suspens, ni œuvre expérimentale, le film explore progressivement une paranoïa maladive et un délire schizophrénique troublant.
William Friedkin aime depuis longtemps mélanger réalisme cru et fantasmagorie surnaturelle. Avec Bug, le cinéaste réussit à jouer à merveille de cette ambivalence. Dès la première scène (la seule qui nécessitait un budget puisqu’il fallait louer un hélicoptère) le spectateur sent qu’une menace rôde sans que celle-ci soit identifiable. Et les menaces deviennent nombreuses durant le film, entre un ex-mari violent, un étranger légèrement barré, un complot gouvernemental, le tout se manifestant par une invasion d’insectes si infimes que seuls des observateurs aguerris parviennent à les remarquer. L’angoisse monte en tension pour exploser dans un final énigmatique. Car Friedkin aime jouer avec le spectateur et n’est pas du genre à le laisser tranquillement contempler l’écran. 
« Je pense qu’un cinéaste devrait au moins essayer d’émouvoir les spectateurs. Maintenant le grand public cherche une satisfaction immédiate. Ce n’est pas ce genre de public que je réclame » confiait le réalisateur à Olivier Père. Et pour émouvoir, dans le sens de bousculer et provoquer des émotions, l’homme sait y faire. Deux aspects participent largement au sentiment de malaise qui se dégage de Bug. Comme déjà évoqué, William Friedkin maîtrise parfaitement sa capacité à entremêler un hyperréalisme parfois rugueux (le côté poisseux du bar ou du motel pour exemple) avec des éléments surnaturels. A ce titre, la dernière scène du film (dont je tenterai de garder le secret) est éloquente puisque se confondent quasiment deux mondes dont on ne sait plus lequel est réel. C’est d’ailleurs une des forces du film. S’agit-il d’un simple fantasme de personnage ou assiste-t-on vraiment à une détérioration de la chambre ? Ce basculement vers un inconnu qui laisse planer un doute quant à la situation observée provoque un questionnement continu qui empêche tout relâchement durant la vision du film.

L’autre principe cher à Friedkin réside dans l’enfermement de ses personnages (et donc du spectateur). Incapable de fuir, ce dernier doit affronter ce que le cinéaste lui propose. « La majeure partie des films que j’ai faits et que j’aime dans ma carrière mettent en scène des personnages dans des situations d’enfermement, comme The Birthday Party d’après Harold Pinter : c’est parmi tous mes films mon préféré, et il se déroule presque entièrement dans une pièce. N’oubliez pas qu’environ un tiers de L’Exorciste se passe dans une chambre à coucher. Les deux films que j’ai réalisés d’après des pièces de Tracy Letts sont très brillamment écrits et ils traitent de thèmes qui traversent ma filmographie, la paranoïa et l’obsession. Ils se déroulent dans des espaces fermés et étroits, pas à ciel ouvert, dans l’Ouest sauvage ou dans les rues. Si vous regardez French Connection, vous constaterez que même si c’est tourné à New York cela reste un film très claustrophobe. Les flics sont enfermés dans leur propre monde.” (Friedkin, entretien avec Olivier Père).
Traqué également participait de ce principe d’enfermement. Tommy Lee Jones pourchassait Benicio Del Toro transformé en soldat fou meurtrier incapable de sortir du trauma de la guerre. L’enfermement psychologique du personnage et la traque contribuaient à élaborer une tension palpable. Avec Bug, les personnages sont coincés dans un motel et construisent un cocon à l’intérieur même de la chambre. Les protagonistes sont ainsi cloîtrés dans leur propre paranoïa et se coupent volontairement du reste du monde. Un des aspects fascinants dans la mise en scène de Friedkin, qui renforce l’esthétique du film, tient à l’usage qu’il fait des objets. Le décor devient un personnage aussi important que Michael Shannon ou Ashley Judd. Chaque élément vient apporter sa pierre à l’édification du gouffre dans lequel s’enfonce le couple. Il n’y a qu’à voir la façon dont les papiers tue-mouche viennent transformer la cuisine et séparer le monde de Peter, déjà contaminé, du monde d’Agnès (la chambre), encore intact et sain pourrait-on dire. Mais quelle est donc cette contamination destructrice qui rôde, quel est l’objet de cette paranoïa ? Ce ne sont pas vraiment les insectes invisibles (nous ne sommes pas dans Mimic de Guillermo Del Toro) qui importent, mais plus le monde moderne et ses périls. Après tout, le titre de Bug, au singulier, renvoie davantage à la question technologique qu’au monde animalier, comme si la peur ici provenait de l’explosion technologique qui nous entoure, que l’on ne maîtrise pas vraiment, qui nous envahit et dont nous sommes devenus dépendants au risque de ne pouvoir supporter le moindre bug. Il ne s’agit là que d’une clef de lecture possible et c’est sans doute ce qui fait de Bug une œuvre marquante dans l’esprit du spectateur. Friedkin et Tracy Letts distillent une succession de possibles inquiétants qui enferment le spectateur dans un inconnu inconfortable.

Bug est donc un film de dérangé et vu la filmographie de Sir Friedkin, se questionner sur la santé mentale du bonhomme n’aurait rien de très offensant. Pourtant ses goûts cinématographiques semblent assez classiques. Il découvre sa passion pour le cinéma avec Citizen Kane et cite la nouvelle vague, Antonioni, Rossellini ou Melville quand il parle de ses films préférés. Au fil des interviews que l’homme a effectuées, notamment à l’occasion de Killer Joe, Friedkin apparaît comme quelqu’un d’entier et d’assez simple, mais quelqu’un qui consacre son énergie à ne pas faire ce qu’on attend de lui et à déranger les habitudes. Il confiait dans un des entretiens « Je suis vraiment trop vieux pour me mettre à genoux et supplier les types de la censure ! Je pense évidemment que Killer Joe n'est pas destiné aux enfants mais je suis tout aussi persuadé que c'est aux parents de décider. J'ai rencontré récemment J.J. Abrams, et il m'a confié que son père l'avait emmené voir L'Exorciste à 8 ans. Ça n'a pas l'air d'avoir ruiné totalement son existence !"  
Comme les courbettes ne sont pas sa tasse de thé, Friedkin a dû revenir à des budgets plus réduits et retrouve d’une certaine façon une authenticité et une énergie nouvelle, qui se dégageaient déjà de Bug et se confirment dans Killer Joe. Bug fut sélectionné en 2006 à la Quinzaine des réalisateurs  (d’ailleurs la même année que 12h08 à l’Est de Bucarest, que Les Couleurs de la Toile ont projeté l’année passée). Le film connaît un accueil mitigé, mais remporte le prix Fipresci. Certains encensent immédiatement l’œuvre, d’autres ne comprennent que modérément l’ambition. Le public n’est d’ailleurs pas vraiment au rendez-vous. De toute façon, Friedkin s’en fout ! « Il n’existe que deux genres à mes yeux : les films que j’aime et ceux que je n’aime pas. » explique-t-il sans détour, tout comme il reconnait avoir attendu 5 ans avant de trouver un nouveau scénario qui lui plaise. Alors que Killer Joe a également connu un parcours mitigé (présentation à Toronto et Venise en 2011 pour sortir un an plus tard seulement) et une forte censure aux Etats Unis (le film étant interdit aux moins de 17 ans), en partie due a la séquence d’ouverture et au sexe féminin vu de façon frontale, le réalisateur serait déjà sur un nouveau projet. Certains journalistes ont parlé d’un film avec Nicolas Cage, intitulé I am Wrath, histoire d’un gars dont la femme est assassinée et qui doit faire justice lui-même après avoir découvert combien la police était corrompue (un tel synopsis laisse le champ libre à la mise en scène de Friedkin). 

« Je crois en Jésus mais pas en l'Église catholique. Eh bien, de la même manière, j'ai foi en la puissance du cinéma mais plus trop dans le Hollywood d'aujourd'hui". Eh bien il ne reste plus qu’à croire en Friedkin pour qu'il continue à nous déranger. 

Emeric



Pour aller plus loin : 

Article de Wikipédia :
Interview de William Friedkin :
Interview de William Friedkin :
Premiere.fr :
Critique de BUG, sur Critikat :
Entretien avec Olivier Père :
Analyse de Bug :


 

samedi 8 septembre 2012

Presentation du cycle



La crise ! Le terrible mot qui revient à toutes les sauces depuis plusieurs années. Si nous avons choisi un tel thème pour cette nouvelle saison des Couleurs de la Toile, c’est parce qu’arrivé à sa cinquième année d’existence le ciné-club se sent en pleine crise d’adolescence, continuant à faire évoluer ses orientations de cinéma et son fonctionnement. Nous souhaitions donc une thématique à l’unisson de cette humeur.

Crise de personnage, crise de société, crise spirituelle, crise cinématographique (tant formelle que théorique), il y a de quoi faire et les cinéastes ne s’y trompent pas. Nous avons effectué un grand écart, allant des plus noirs affects aux plus fougueuses perspectives que peut engendrer le concept de crise, naviguant de la France à la Corée et des mastodontes hollywoodiens aux nouveaux espoirs chiliens.  Nous nous sommes efforcés d’éviter un simple catalogue de crises pour privilégier des films transversaux avec, au cœur de chacun, un héros confronté aux troubles du monde. 

Au regard des huit oeuvres stimulantes et variées que propose la saison 2012/2013 des Couleurs de la Toile, il semble bien que la crise soit autant facteur de destruction que de création.

PROGRAMME :

Jeudi 4 Octobre 2012
BUG, de William Friedkin

Jeudi 1 Novembre 2012
BEAU TRAVAIL, de Claire Denis

Jeudi 6 Decembre 2012
LA NANA, de Sebastian Silva

Jeudi 3 Janvier 2013
QUI VEUT LA PEAU DE ROGER RABBIT ? de Robert Zemeckis

Jeudi 7 Fevrier 2013
WINNIPEG MON AMOUR, de Guy Maddin

Jeudi 7 Mars 2013
FEUX ROUGES, de Cedric Kahn

Jeudi 4 Avril 2013
PEPPERMINT CANDY, de Lee Chang-dong

Jeudi 2 Mai 2013
LA JEUNE FILLE DE L'EAU, de M. Night Shyamalan