dimanche 25 novembre 2012

La Nana, de Sebastian Silva


Il m’aura fallu trois ans avant d’oser visionner La Nana de Sebastian Silva. Mon petit monde de cinéma, je dois bien le confesser, est occasionnellement peuplé de préjugés et de craintes à l’égard d’un certain cinéma d’auteur mondial qui rôde dans les festivals et dont un public indéfini semble être friand. Trois années et la nécessité de réfléchir à des films de tous horizons abordant la crise d’un personnage plus loin, je découvrais La Nana en juillet dernier. Pour ma défense, j’avais déjà eu le plaisir de voir Les Vieux Chats un an auparavant, le troisième film de Sebastian Silva et mes préjugés avaient très fortement diminué depuis. A dire vrai, La Nana est un film plaisant et lumineux qui évite le côté moralisateur et les incartades sinistres dans l’intimité sombre de ses personnages pour privilégier un récit alerte et plein d’humour qui aborde différents thèmes politiques et sociaux de poids. 




Pour écrire le récit de cette « nounou » en proie au doute, lorsque la famille pour laquelle elle officie depuis plus de vingt ans lui propose d’engager une aide supplémentaire, Sebastian Silva n’a pas eu à trop se creuser la tête. Le jeune cinéaste, chanteur, photographe parmi ses multiples talents, a connu les « nounous » dans sa jeunesse et en a été quelque peu traumatisé.

« C’est quelque chose qui est dans un coin de ma tête depuis mon adolescence. J’ai déjà réalisé un court métrage et un album-photo sur ce sujet. Tout cela parce que j’ai été élevé et entouré par des bonnes. Il y en avait toujours une ou deux qui vivaient dans la maison familiale. Vivre avec elles, 24 heures sur 24, marque votre existence. » « Elles vivent avec vous, mais ne partagent pas certains aspects de votre vie comme les repas ou les vacances. Elles forment une sorte de troisième figure d’autorité dans la famille. »


Sebastian Silva garde cette histoire de côté pour la laisser mûrir et réalise un premier film en 2007, La Vida Me Mata autour d’un jeune garçon meurtri par la mort de son frère dont il peine à faire le deuil. Avec ces quelques années de recul, Sebastian Silva se lance dans La Nana avec nuance, déterminé à explorer la psychologie de son personnage davantage qu’à dresser un pamphlet politique sur la lutte des classes (s’éloignant de la sorte de certains illustres modèles comme La Cérémonie de Claude Chabrol). L’économie modeste du tournage permet à Silva d’opter pour un dispositif intimiste. Muni d’une petite caméra HDV (avouant qu’avec un plus gros budget il aurait tourné en 16 millimètres), Sebastian Silva privilégie la proximité avec ses acteurs, se rapprochant ainsi d’une certaine manière des travaux bien connus dans nos contrées de Maurice Pialat ou de Maïwenn. En dressant le portrait en crise de Raquel, la Nana bonne à tout faire au seuil de la dépression, le cinéaste pose des pistes de réflexion sur la notion de travail, sa place dans l’existence, l’impact qu’il peut avoir sur notre propre psyché.


Dès l’ouverture, quelque chose semble détraqué, instable. La famille s’apprête à fêter gentiment l’anniversaire de Raquel, mais cette dernière, isolée dans la cuisine, refuse de venir dans le salon. La Nana ne fait pas le poids cependant face à la pression et se trouve forcée de s’attabler avec la famille, dont elle s’imagine être un membre à part entière. Les plans sont très découpés et la caméra ne capte à chaque fois qu’un ou deux personnages en même temps. Aucun plan d’ensemble de la famille réunie ne vient marquer un épisode supposé joyeux et convivial. Raquel apparaît mal à l’aise et l’anniversaire ne dure pas. Le père sort de table et rompt très rapidement avec le cérémonial. Ce qui pourrait être le signe d’une reconnaissance, sorte de rétribution symbolique pour ses années de service, se transforme en une phase de stress, Raquel ne sachant pas vraiment où est sa place dans ce simulacre festif. Dès les premières minutes, le film peut ainsi s’inscrire dans une lecture psychologique du travail.


Quelques instants plus tard, Raquel fait la vaisselle en compagnie de la mère, son employeuse. La caméra est positionnée du côté de l’employeur, écrasant par l’image Raquel, au moment précis où son interlocutrice lui propose d’engager une personne supplémentaire. Ce qui semble une offre sympathique pour aider une Raquel visiblement fatiguée (la femme venant d’avaler des pilules pour des maux de tête) se révèle vite une nouvelle menace puisque la Nana n’a finalement pas son mot à dire. Le malaise enfle. Le stress face à des enfants devenus adolescents, l’impossible coopération avec ses supérieurs et l’illusoire rétribution sont quelques clefs pour comprendre l’état pathologique dans lequel se trouve Raquel.

Le film se développe alors dans un rythme ternaire construisant l’évolution du personnage. Trois femmes se succèdent pour le poste d’aide ménagère. La première est jeune et enthousiaste. Elle apparaît d’emblée comme une menace pour Raquel. La deuxième est une vieille nounou aguerrie et légèrement aigrie qui sépare clairement son métier de sa vie et refuse de voir en la famille d’employeurs autre chose qu’une tâche, vision du travail à laquelle Raquel ne peut adhérer. La troisième s’inscrit dans un juste équilibre, prête à s’investir sans se laisser détruire par ses employeurs, comme en témoigne son arrivée. Alors qu’elle débarque, la jeune femme se fait apporter un verre par une des filles de la maison. Ce geste fort montre un patron se mettant au service de son employeur, qui marque ainsi une limite dans les rapports de pouvoir. La troisième va permettre à Raquel de sortir de la crise en lui apportant un modèle de travail équilibré. Pour les trois postulantes, la même épreuve leur est infligée par Raquel qui ferme la porte d’entrée à clef lorsque l’autre sort pour une raison inopinée et les laisse se débrouiller. Ces passages assez drôles révèlent trois caractères bien différents. La première se pose en victime, la seconde résiste avec férocité, tandis que la dernière adopte une stratégie désarmante qui surprend Raquel et adoucit sa défense. Trois sorties hors de la maison ponctuent également le récit de Raquel : la première forcée par la famille qui souhaite que la nounou s’aère mais qui visiblement n’y prend aucun plaisir, la seconde accompagnée de la troisième postulante et la dernière seule venue d’une décision personnelle en signe d’une reprise de pouvoir sur sa vie et sur son corps.


Le corps dans La Nana témoigne d’une crise psychique. Outre la fatigue, les maux de têtes et les évanouissements, Sebastian Silva insiste sur les scènes dans la salle de bain où Raquel se lave avec vigueur puis nettoie à la javel la moindre parcelle de la pièce. D’une certaine manière, il s’agit de figurer Raquel détruisant son propre corps, tentant de l’oublier et de l’annihiler. Les dérèglements du travail s’attaquent ainsi progressivement à l’individu psychiquement et physiquement, laissant envisager derrière cela une tentative d’oubli de sa propre individualité. Pour vaincre la solitude, la désolation ou la perte d’identité, Raquel doit retrouver confiance en elle. L’incursion de la troisième postulante est une solution extérieure de poids car elle permet d’aider Raquel à construire une coopération dans le travail, des stratégies de défense contre le stress et la pression patronale de manière positive et de reconquérir son corps comme notamment le laisse présager la dernière sortie hors de la maison. Dans son exploration de la crise psychologique au sein du travail, Sebastian Silva opte pour une résolution optimiste, donnant ainsi à son film une tournure lumineuse salutaire, ce qui évite notamment l’effet dénonciateur lugubre.


Cet optimisme teinté d’humour noir dans l’investigation des troubles de ses personnages, Sébastian Silva le réemploie également dans son troisième long métrage, Les Vieux Chats, où une vieille femme doit affronter la maladie d’Alzheimer naissante et le retour de sa fille lesbienne avec laquelle elle entretient une relation conflictuelle. La fille veut faire signer à sa mère une autorisation pour vendre son appartement, ce que la vieille refuse. La maladie l’effraye cependant et elle tente de la cacher pour que sa fille ne puisse s’en servir comme un argument pour prendre le pouvoir. La tension monte, le contrôle de la situation se dérobe et la crise se durcit. Silva témoigne à nouveau d’une envie de mettre en avant le travail avec les comédiens. Il sera ainsi intéressant de voir si le passage à la langue anglaise du cinéaste avec son prochain film Crystal Fairy (mettant notamment en scène Michael Cera), confirmera ce talent de direction d’acteurs et d’observateur de la psyché humaine.

Emeric     


Quelques citations de la presse : 

Le JDD, Alexis Campion : 
« Excellente comédienne dans le rôle-titre, Catalina Saaverda est connue au Chili pour ses personnages comiques au théâtre et à la télévision. Dans ce rôle complexe et poignant, parfois effrayant mais non dénué de pointes d’humour, elle est magistrale. »

Les Inrocks, Serge Kaganski :

« Que l’on regarde l’originalité de son sujet, le déroulé de son récit (on ne sait jamais trop où l’on nous emmène), la virtuosité modeste et non apprêtée de sa mise en scène, ou la qualité de ses acteurs, pas de doute : cette Nana-là mon vieux, elle est terrible !»

http://www.lesinrocks.com/cinema/films-a-l-affiche/la-nana/


Le Monde, Jacques Mandelbaum

« La Nana, deuxième long métrage du jeune réalisateur Sebastian Silva, nous plonge à son tour au coeur de cette relation trouble, sans manichéisme aucun, en même temps qu'il nous envoie, par son indéniable réussite, le signe que quelque chose d'intéressant se passe aussi, désormais, dans le cinéma chilien, après la découverte de l'admirable Tony Manero (2009), de Pablo Larrain. »


Quelques liens pour aller plus loin :  

Entretien Fluctuat : https://www.youtube.com/watch?v=1jhvKhMM4Ao 

Interview de Sébastian Silva : http://www.vlaff.org/en/node/3029

Interview :  http://www.youtube.com/watch?v=F0Wu96LwpUY

Télérama : http://www.telerama.fr/cinema/films/la-nana,388583.php

 
Site officiel : http://www.themaidmovie.com/

Article : http://twitchfilm.com/2007/10/la-vida-me-mata-life-kills-me-review.html