Il m’aura fallu trois ans avant d’oser visionner La Nana de Sebastian Silva. Mon petit
monde de cinéma, je dois bien le confesser, est occasionnellement peuplé de
préjugés et de craintes à l’égard d’un certain cinéma d’auteur mondial qui rôde
dans les festivals et dont un public indéfini semble être friand. Trois années
et la nécessité de réfléchir à des films de tous horizons abordant la crise
d’un personnage plus loin, je découvrais La
Nana en juillet dernier. Pour ma défense, j’avais déjà eu le plaisir de
voir Les Vieux Chats un an
auparavant, le troisième film de Sebastian Silva et mes préjugés avaient très
fortement diminué depuis. A dire vrai, La Nana est un film plaisant et lumineux
qui évite le côté moralisateur et les incartades sinistres dans
l’intimité sombre de ses personnages pour privilégier un récit alerte et plein
d’humour qui aborde différents thèmes politiques et sociaux de poids.
Pour écrire le récit de cette « nounou »
en proie au doute, lorsque la famille pour laquelle elle officie depuis plus de
vingt ans lui propose d’engager une aide supplémentaire, Sebastian Silva n’a
pas eu à trop se creuser la tête. Le jeune cinéaste, chanteur, photographe
parmi ses multiples talents, a connu les « nounous » dans sa jeunesse
et en a été quelque peu traumatisé.
« C’est quelque chose qui est dans un coin de ma tête depuis mon adolescence.
J’ai déjà réalisé un court métrage et un album-photo sur ce sujet. Tout cela
parce que j’ai été élevé et entouré par des bonnes. Il y en avait toujours une
ou deux qui vivaient dans la maison familiale. Vivre
avec elles, 24 heures sur 24, marque votre existence. » « Elles
vivent avec vous, mais ne partagent pas certains aspects de votre vie comme les
repas ou les vacances. Elles forment une sorte de troisième figure d’autorité dans la famille. »
Sebastian Silva garde cette histoire de côté pour la laisser mûrir et réalise un premier film en 2007, La Vida Me Mata autour d’un jeune garçon meurtri par la mort de son frère dont il peine à faire le deuil. Avec ces quelques années de recul, Sebastian Silva se lance dans La Nana avec nuance, déterminé à explorer la psychologie de son personnage davantage qu’à dresser un pamphlet politique sur la lutte des classes (s’éloignant de la sorte de certains illustres modèles comme La Cérémonie de Claude Chabrol). L’économie modeste du tournage permet à Silva d’opter pour un dispositif intimiste. Muni d’une petite caméra HDV (avouant qu’avec un plus gros budget il aurait tourné en 16 millimètres), Sebastian Silva privilégie la proximité avec ses acteurs, se rapprochant ainsi d’une certaine manière des travaux bien connus dans nos contrées de Maurice Pialat ou de Maïwenn. En dressant le portrait en crise de Raquel, la Nana bonne à tout faire au seuil de la dépression, le cinéaste pose des pistes de réflexion sur la notion de travail, sa place dans l’existence, l’impact qu’il peut avoir sur notre propre psyché.
Dès l’ouverture, quelque chose semble détraqué,
instable. La famille s’apprête à fêter gentiment l’anniversaire de Raquel, mais cette dernière,
isolée dans la cuisine, refuse de venir dans le salon. La Nana ne fait pas le
poids cependant face à la pression et se trouve forcée de s’attabler avec la
famille, dont elle s’imagine être un membre à part entière. Les plans sont très
découpés et la caméra ne capte à chaque fois qu’un ou deux personnages en même
temps. Aucun plan d’ensemble de la famille réunie ne vient marquer un épisode
supposé joyeux et convivial. Raquel apparaît mal à l’aise et l’anniversaire ne
dure pas. Le père sort de table et rompt très rapidement avec le cérémonial. Ce
qui pourrait être le signe d’une reconnaissance, sorte de rétribution
symbolique pour ses années de service, se transforme en une phase de stress,
Raquel ne sachant pas vraiment où est sa place dans ce simulacre festif. Dès
les premières minutes, le film peut ainsi s’inscrire dans une lecture
psychologique du travail.
Quelques instants plus tard, Raquel fait la
vaisselle en compagnie de la mère, son employeuse. La caméra est positionnée du
côté de l’employeur, écrasant par l’image Raquel, au moment précis où son
interlocutrice lui propose d’engager une personne supplémentaire. Ce qui semble
une offre sympathique pour aider une Raquel visiblement fatiguée (la femme venant
d’avaler des pilules pour des maux de tête) se révèle vite une nouvelle menace
puisque la Nana n’a finalement pas son mot à dire. Le malaise enfle. Le stress
face à des enfants devenus adolescents, l’impossible coopération avec ses
supérieurs et l’illusoire rétribution sont quelques clefs pour comprendre
l’état pathologique dans lequel se trouve Raquel.
Le film se développe alors dans un rythme ternaire
construisant l’évolution du personnage. Trois femmes se succèdent pour le poste
d’aide ménagère. La première est jeune et enthousiaste. Elle apparaît d’emblée
comme une menace pour Raquel. La deuxième est une vieille nounou aguerrie et
légèrement aigrie qui sépare clairement son métier de sa vie et refuse de voir
en la famille d’employeurs autre chose qu’une tâche, vision du travail à
laquelle Raquel ne peut adhérer. La troisième s’inscrit dans un juste
équilibre, prête à s’investir sans se laisser détruire par ses employeurs,
comme en témoigne son arrivée. Alors qu’elle débarque, la jeune femme se fait
apporter un verre par une des filles de la maison. Ce geste fort montre un
patron se mettant au service de son employeur, qui marque ainsi une limite dans
les rapports de pouvoir. La troisième va permettre à Raquel de sortir de la
crise en lui apportant un modèle de travail équilibré. Pour les trois
postulantes, la même épreuve leur est infligée par Raquel qui ferme la porte
d’entrée à clef lorsque l’autre sort pour une raison inopinée et les laisse se
débrouiller. Ces passages assez drôles révèlent trois caractères bien différents.
La première se pose en victime, la seconde résiste avec férocité, tandis que la
dernière adopte une stratégie désarmante qui surprend Raquel et adoucit sa
défense. Trois sorties hors de la maison ponctuent également le récit de
Raquel : la première forcée par la famille qui souhaite que la nounou
s’aère mais qui visiblement n’y prend aucun plaisir, la seconde accompagnée de
la troisième postulante et la dernière seule venue d’une décision personnelle
en signe d’une reprise de pouvoir sur sa vie et sur son corps.
Le corps dans La
Nana témoigne d’une crise psychique. Outre la fatigue, les maux de têtes et
les évanouissements, Sebastian Silva insiste sur les scènes dans la salle de
bain où Raquel se lave avec vigueur puis nettoie à la javel la moindre parcelle
de la pièce. D’une certaine manière, il s’agit de figurer Raquel détruisant son
propre corps, tentant de l’oublier et de l’annihiler. Les dérèglements du
travail s’attaquent ainsi progressivement à l’individu psychiquement et
physiquement, laissant envisager derrière cela une tentative d’oubli de sa
propre individualité. Pour vaincre la solitude, la désolation ou la perte
d’identité, Raquel doit retrouver confiance en elle. L’incursion de la
troisième postulante est une solution extérieure de poids car elle permet
d’aider Raquel à construire une coopération dans le travail, des stratégies de
défense contre le stress et la pression patronale de manière positive et de
reconquérir son corps comme notamment le laisse présager la dernière sortie
hors de la maison. Dans son exploration de la crise psychologique au sein du
travail, Sebastian Silva opte pour une résolution optimiste, donnant ainsi à
son film une tournure lumineuse salutaire, ce qui évite notamment l’effet dénonciateur
lugubre.
Cet optimisme teinté d’humour noir dans
l’investigation des troubles de ses personnages, Sébastian Silva le réemploie
également dans son troisième long métrage, Les
Vieux Chats, où une vieille femme doit affronter la maladie d’Alzheimer
naissante et le retour de sa fille lesbienne avec laquelle elle entretient une
relation conflictuelle. La fille veut faire signer à sa mère une autorisation
pour vendre son appartement, ce que la vieille refuse. La maladie l’effraye
cependant et elle tente de la cacher pour que sa fille ne puisse s’en servir
comme un argument pour prendre le pouvoir. La tension monte, le contrôle de la situation
se dérobe et la crise se durcit. Silva témoigne à nouveau d’une envie de mettre
en avant le travail avec les comédiens. Il sera ainsi intéressant de voir si le passage à la
langue anglaise du cinéaste avec son prochain film Crystal
Fairy (mettant notamment en scène Michael Cera), confirmera ce talent de direction
d’acteurs et d’observateur de la psyché humaine.
Emeric
Emeric
Quelques citations de la
presse :
Le JDD, Alexis
Campion :
« Excellente comédienne dans le rôle-titre, Catalina Saaverda est connue au
Chili pour ses personnages comiques au théâtre et à la télévision. Dans ce rôle
complexe et poignant, parfois effrayant mais non dénué de pointes d’humour,
elle est magistrale. »
Les Inrocks, Serge Kaganski :
« Que l’on regarde l’originalité
de son sujet, le déroulé de son récit (on ne sait jamais trop où l’on nous
emmène), la virtuosité modeste et non apprêtée de sa mise en scène, ou la
qualité de ses acteurs, pas de doute : cette Nana-là mon vieux, elle est
terrible !»
Le Monde, Jacques Mandelbaum
« La Nana, deuxième long métrage du jeune
réalisateur Sebastian Silva, nous plonge à son
tour au coeur de cette relation trouble, sans manichéisme aucun, en même temps
qu'il nous envoie, par son indéniable réussite, le signe que quelque chose d'intéressant
se passe aussi, désormais, dans le cinéma chilien, après la découverte de
l'admirable Tony Manero (2009), de Pablo Larrain. »
Quelques liens pour aller plus loin :
Entretien Fluctuat : https://www.youtube.com/watch?v=1jhvKhMM4Ao
Interview de Sébastian Silva : http://www.vlaff.org/en/node/3029
Interview : http://www.youtube.com/watch?v=F0Wu96LwpUY
Télérama : http://www.telerama.fr/cinema/films/la-nana,388583.php
Interview de Sébastian Silva : http://www.vlaff.org/en/node/3029
Interview : http://www.youtube.com/watch?v=F0Wu96LwpUY
Télérama : http://www.telerama.fr/cinema/films/la-nana,388583.php
Site officiel :
http://www.themaidmovie.com/
Article : http://twitchfilm.com/2007/10/la-vida-me-mata-life-kills-me-review.html
Article : http://twitchfilm.com/2007/10/la-vida-me-mata-life-kills-me-review.html
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